A la mémoire des 420 marins qui périrent dans le torpillage du paquebot Meknès le 24 juillet 1940 et aux près de 900 survivants

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Dieppe - Le site du naufrage du navire Meknès le 24 juillet 1940

L'histoire du paquebot le "Meknès"


Pourquoi le torpillage du Meknès

Il y a quatre-vingts un an à Southampton en Angleterre, près de 1300 marins français embarquent sur le paquebot Meknès pour retourner en France. La guerre était finie et leur seule pensée vraisemblablement était de retrouver leur famille, femmes et enfants qu’ils avaient quittés depuis presque un an.

Comment le paquebot Meknès qui appartenait à la C.G.T., s’est-il retrouvé mêlé à cette opération d'évacuation de marins français bloqués en Grande-Bretagne ?

Il faut se souvenir que peu de temps après le début de la guerre (1er septembre 1939) le Meknès est réquisitionné, avec son équipage, par l’armée le 20 novembre 1939. Il est transformé en transport de troupes et pour cela repeint en camouflage de l’armée.

Le mobilier des bars et des restaurants, ainsi que les transats et accessoires de pont sont retirés.

Il participe à différentes opérations : Narvik, rapatriement de troupes et de civils depuis le Havre et Brest

Que d’événements s’étaient déroulés depuis la date de la mobilisation générale. Ils avaient rejoint leurs ports d’affectation (Brest, Cherbourg, Le Havre, Dieppe, Boulogne.) Ce fut la drôle de guerre. Surveillance des côtes, patrouilles en mer, dragage de mines, chasse aux sous-marins, escorte de convois. Pendant quatre mois un calme routinier, quelques permissions à Noël puis de nouveau cette interminable attente devant un ennemi invisible.

Le 18 mai 1940, la ruée des armées motorisées allemandes à travers la Hollande et la Belgique atteignit la France, s’orientant vers la côte des Flandres, menaçant ainsi de couper le groupe des armées du Nord dont l’évacuation ne tarda pas à s’imposer. Centrée sur le camp retranché de Dunkerque, une opération unique dans l’histoire se déroula alors. Unies dans le combat contre l’ennemi nazi, les marines britannique et française réussirent à évacuer 300 000 combattants en Grande-Bretagne, ce, au prix de très lourds sacrifices en hommes et en bateaux.

Cette union dans le combat entre la France et la Grande-Bretagne est illustrée parfaitement dans le communiqué de l’Amirauté française du 5 juin : « Trois cents bâtiments français de guerre ou de commerce, de toutes tailles, avec deux cents embarcations, ainsi que de nombreuses formations de l’Aéronautique navale, ont participé à cette opération. La plus grande partie des équipages a été sauvée. D’autres bâtiments ont été avariés. Certains ont déjà repris la mer ».

L’Amirauté française savait que l’opération entreprise ne pouvait réussir qu’en sacrifiant certaines unités navales ou aériennes. Les équipages de la flottille du Pas de Calais le savaient également. Ils ont, comme à l’ordinaire, fait leur devoir.

Ce même jour, l’Amiral Abrial, Commandant en chef les forces maritimes du Nord, cita à l’ordre du corps d’armée un grand nombre de bâtiments ayant participé aux opérations devant Dunkerque. Il cita également à l’ordre du régiment les équipages de ces bâtiments dont une grande partie se retrouva sur le Meknès le 24 juillet 1940.

Mais le 17 juin, l’histoire s’accéléra : l’Amirauté française adressa aux commandants en chef des théâtres d’opérations le télégramme suivant : « la situation militaire et civile a conduit le Gouvernement à faire ouverture d’une paix honorable à nos ennemis. Quelle que soit l’évolution de la situation, la Marine peut être certaine qu’en aucun cas la flotte ne sera livrée intacte. En cas de besoin, la ligne de repli de tous les bâtiments et aéronefs sera l’Afrique du Nord. Tout bâtiment ne pouvant l’atteindre et risquant de tomber sans combat aux mains de l’ennemi doit se détruire ou se saborder ».

Dès lors, de nombreux bâtiments ne pouvant rejoindre l’Afrique du Nord ont mis le cap sur les ports de la côte sud de l’Angleterre.


Prisonniers en Angleterre

C’est alors que le 3 juillet survient le drame de Mers El Kébir. Drame car la destruction de l’escadre de haute mer par la Marine britannique traumatise la Marine française et compromet durablement la relation entre les deux Marines. Ce même jour, cette journée de lutte contre nature dans les eaux algériennes est marquée par ailleurs par la mainmise de la marine britannique sur les bâtiments français réfugiés dans les ports de Plymouth et Portsmouth.

Après la saisie de leurs navires, qu’ils soient de guerre, auxiliaires, ou de commerces comme le Meknès. Les équipages furent débarqués et répartis dans des camps en attendant leur rapatriement. Plus de 10 000 marins et officiers de marine furent ainsi cantonnés sur les champs de courses de Liverpool (Aintree, Haydock Park, Arrowe Park). Pendant 3 semaines les marins y vécurent dans des conditions matérielles difficiles, séparés de leurs officiers, incapables de renouer une relation de confiance avec la marine britannique.

Le mercredi 24 juillet, 1179 officiers et marins et 103 hommes d’équipage embarquèrent sur le Meknès pour la France, pensant retrouver les leurs et être démobilisés.

Or, le Reich avait décidé que les navires français se trouvant dans les ports anglais avaient un délai d’un mois à partir du jour de l’armistice soit jusqu’au 22 juillet à minuit pour quitter ces ports et rallier les ports français. Passé cette date, les instructions étaient : « tous bâtiments de commerce navigant sous pavillon français rencontrés à la mer hors de la Méditerranée seront traités comme ennemis par la Défense navale allemande. »

Cette déclaration est parvenue à l’amirauté française le 24 juillet. Ce retard eut les conséquences tragiques.


Le torpillage du paquebot Meknès

Le 24 juillet 1940, à 16 h 30 le navire quitte le quai déhalé par les remorqueurs. Il bruine et une bise souffle de noroît. A bord tout le monde est heureux. Les rives défilent, Portsmouth, l’Ile de Wight et ses côtes verdoyantes. Le ciel maussade s’éclaire, la mer est plate. Les côtes anglaises s’estompent doucement.

Le repas du soir est gai. La cuisine a une réelle saveur, le pain ressemble à du pain, ce paquebot c’est déjà la France. La nuit est tombée et il fait beau. Le Meknès navigue feux clairs, les pavillons tricolores peints de chaque côté sur sa coque sont éclairés par de grosses lampes, témoignant de sa neutralité. A 22 h 30 la plupart des marins sont partis se coucher.

Vers 22 h 55 une rafale de mitrailleuse est brusquement tirée de bâbord. Le Meknès s’arrête aussitôt, signalant sa manœuvre par deux coups de sirène prolongée tandis que les projecteurs transmettent en morse optique le signal international du bâtiment sur son bâbord. A 23 h 05 sans que le navire arraisonneur se soit montré, une torpille frappe le Meknès par bâbord, entre les cales 3 et 4. Elle a été lancée par la vedette allemande S27 commandée par Bernd Klug de la 1ère flottille basée à Cherbourg. Rapidement c’est la panique à bord. Sept canots de sauvetage sur dix sont mis à l’eau. Le nombre d’hommes qui tentent de trouver une place à bord est le double de celui prévu pour les embarcations.

C’est l’affolement général. Des cris, des râles, des appels désespérés et déjà de nombreux corps dérivent au milieu d’une multitude d’objets flottants provenant du Meknès. Les canots surchargés chavirent à plusieurs reprises, des hommes disparaissent, d’autres qui avaient été écartés retrouvent provisoirement une place jusqu’au prochain chavirage. Le plus grand nombre muni d’un gilet ou d’une bouée de sauvetage, forme des groupes agrippés à tout ce qui flotte. Le Meknès coule en huit minutes et pour la plupart ce sera la nuit la plus longue de leur vie. Le lendemain à l’aube, les rescapés sont recueillis par les destroyers britanniques Drake, Sabre, Walverine et Shikari et débarqués à Weymouth. Plus de 400 marins manquent à l’appel.

C’était le début des Oubliés du Meknès.


Les 27 disparus de la Compagnie Générale Transatlantique

104 membres de l’équipage avaient appareillé ce mercredi 24 juillet 1940 à bord de leur navire en direction de Marseille. 27 perdirent la vie dans le naufrage.

Une liste des rescapés établie par la compagnie fait état de 92 marins et officiers avec l’adresse de la famille à contacter ainsi que leur situation de famille.

Ainsi nous trouvons dans l’équipage : célibataires : 16 - marié : 25 - mariés 1 enfant : 21 - mariés 2 enfants : 15 - mariés 3 enfants : 6 - mariés 4 enfants : 2 - marié 5 enfants : 1 - divorcé 1 enfant :

Parmi les rescapés membres de l’équipage, 3 décidèrent de s’enrôler dans les FFL et quittèrent la compagnie en août 1940.

Il fut également noté sur cette liste que le matelot Clet Coatmeur était décédé en octobre 1940 des suites de ses blessures. En effet, hospitalisé à son arrivé à Bath, puis au Royal Navy auxiliaire Hospital Idsworth Horndean dans le district de Petersfield en Angleterre, il y décèdera 3 mois plus tard des suites de son immersion dans l’eau lors du torpillage. Pendant les années de guerre 1939-1945 Idsworth House fut utilisé comme hôpital naval.

Après leur retour en France et leur démobilisation, les marins prisonniers dans les camps anglais durent produire des papiers pour toucher leur solde. Un document fourni par la famille, nous permet de voir une déclaration faite par le marin rescapé Henri Perchec en 1941, qui nous donne un peu le parcours de ces soldats qui, à partir du 3 juillet, furent ballottés d’un camp à l’autre.

L’annonce du décès par la compagnie des membres de l’équipage, fit cesser le versement aux familles des aides financières. Ainsi l’attestation du chef de l’armement de Bordeaux qui indique que la délégation mutuelle de 460 francs versée à Lucie Ferchaud pour ses 4 enfants, est suspendue à compter du 24 septembre 1940 par ordre de l’Intendance. Donc, les familles de l’équipage se retrouvèrent sans ressources juste après avoir appris la perte de leur mari.

Des rumeurs ont fait état à l’époque d’un torpillage volontaire perpétré par la Royal Navy. Rien ne permet d’affirmer cette hypothèse qui fut sans doute dictée par l’émotion encore bien présente, consécutive aux évènements du 3 Juillet, à Mers el Kébir notamment.

Parmi les 420 marins portés disparus lors du torpillage, 27 étaient des marins de l’équipage.


Des corps sur les plages

Du 23 août jusqu'à la fin du mois de septembre 40, la mer rejeta sur les plages normandes 243 corps dont 116 terriblement mutilés qui ne furent pas identifiés. Ils s’échouèrent du Havre à Ault et principalement sur les communes de Neuville-les-Dieppe, Puys, Belleville-sur-Mer, Berneval, Saint-Martin-en-Campagne, Penly, Biville-sur-Mer et Criel. Ils y furent inhumés. Quand les circonstances le permirent, la plus grande partie des corps identifiés fut repris par leurs familles respectives.

Les corps non identifiés et non repris furent transférés après la guerre dans le cimetière de Saint-Valéry-en-Caux (76), dans le cimetière de Condé-Folie (80) et à la nécropole nationale de Cambronne-les-Ribécourt (60) où reposent à ce jour une centaine de marins du Meknès.


Une association au service des familles et de la recherche

En 2009, une association est créée pour réunir les familles des marins disparus ou rescapés et garder la mémoire de ces hommes « Morts pour la France ».

En 2010, l’association a réalisé, 70 ans après le drame, la stèle en granit gravée des 420 noms des marins disparus, le tout est posé sur une forme composée de 420 galets ramassés sur les plages où ont été retrouvés les corps des naufragés.

Faisant face à la mer, sur les falaises de Berneval/St-Martin (Petit-Caux - 76), chaque année, le 24 juillet, est organisée devant la stèle, une commémoration en mémoire de tous les marins en présence des familles, des autorités civiles et militaires.

En 2015, est paru le livre « Les oubliés du Meknès, l’histoire du torpillage d’un bateau français le 24 juillet 1940 » racontant l’histoire de ce bateau et de tous ces hommes.

Pour tout renseignement, contactez lesoubliesdumeknes@orange.fr ou appelez le 06 29 48 10 99.

Photos © Les Oubliés du Meknès


Le rapport conservé aux Archives de la Marine à Vincennes


Communiqué officiel

Londres le 25 Juillet

Le Premier Lord de l'Amirauté Britannique a annoncé ce soir que les Allemands ont coulé un bateau Français qui ramenait en France des Officiers et Matelots de la Marine de Guerre Française. Suivant les termes de l'Armistice Franco-Allemand un certain nombre d'Officiers et de Matelots Français qui se trouvaient en Angleterre avaient manifesté le désir d'être rapatriés en France. Le Gouvernement Britannique avait, par conséquent, fait savoir au représentant du Gouvernement Français leur intention de rapatrier ces hommes à bord de bateaux Français. Hier donc, treize cents Officiers et Marins Français furent embarqués sur le Paquebot Français "Meknès" de la CGT, qui se trouvait à Southampton, à destination de Marseille. On avait eu soin d'indiquer clairement la nationalité du bateau et sa qualité neutre, à ces fins le bateau montrait le pavillon Français, ses ponts et ses flancs étaient peints des couleurs tricolores. Dés la nuit le bateau navigua tous feux allumés afin de bien montrer ces indications. Toutes ces précautions n'empêchèrent point cependant .................arrêté vers 10H30 du soir par un "chasseur" Allemand qui lui tira dessus sans prévenir. D'après les détails parvenus à ce moment le Chasseur Allemand n'accorda qu'un délai de 5 minutes aux Français pour abandonner leur bateau, mais avant même l'expiration de ce délai et pendant que les Français continuaient à signaler leur identité les Allemands continuaient à faire feu et finalement lancèrent une torpille qui coula le bateau Français en quelques minutes. Dès réception des appels du bateau Français des unités de la Marine Britannique furent dépêchés sur place et furent assez heureux de sauver un millier de naufragés. Le Ministre Britannique a fait savoir que le Haut Commandement Allemand a déjà reconnu sa responsabilité dans le torpillage du paquebot Français et il a exprimé les condoléances de toute la Chambre Britannique envers les familles des victimes de cet outrage.

(fourni par M. Jean-Marc Vacher (petit-fils d'André Vacher, rescapé du Meknès)


Le naufrage vu par Georges Blond

Voici un article de Georges Blond rescapé du naufrage et extrait de la revue "Neptunia" n°44"

"Le 24 Juillet 1940 - à 17 h,

Le paquebot Meknès appareillait de Southampton à destination de Toulon, ayant à son bord environ 1300 officiers, officiers-mariniers et marins français, précédemment internés dans des camps et que le gouvernement britannique avait accepté de rapatrier en utilisant des navires de commerce français en sa possession.

Le ciel était couvert. Il bruinait. Le Meknès portait, peint sur sa coque grise, deux grands pavillons tricolores, un de chaque bord. Dès l'appareillage, nous reçûmes l'ordre de capeler nos brassières de sauvetage, à cause du danger des mines magnétiques. Nous restâmes sur ]e pont, regardant dénier les rives verdoyantes de l'île de Wight. Nous sortîmes des chenaux, la côte s'éloigna, nous nous débarrassâmes de nos brassières. La pluie cessait, le ciel se découvrit.

Après le repas du soir, j'allais faire un tour sur le pont. Le Meknès naviguait tous feux allumés. Les pavillons tricolores peints sur sa coque étaient éclairés par de grosses lampes. J'allais me coucher peu après dix heures.

Je fus éveillé quelques minutes avant onze heures par un bruit sur la nature duquel il n'y avait pas a se tromper : tac, tac, tac, tac, des coups bien espacés, et un coup plus fort : boum. Le navire était attaqué à la mitrailleuse lourde et avec un petit canon, à bâbord. Ma cabine était de ce côté, j'entendais les balles de mitrailleuse s'écraser contre la coque. Je m'assis sur mon lit, et je regardai le camarade qui partageait ma cabine.

- Mauvais, dîmes-nous ensemble. Nous nous levâmes, passâmes veste et pantalon par dessus notre pyjama.

L'assaillant continuait à mitrailler, nous entendîmes un hublot voisin voler en miettes. Nous enfilâmes nos brassières de sauvetage et sortîmes dans la coursive. Des officiers s'y trouvaient déjà, se dirigeant vers l'échelle qui menait au pont-promenade. Le Meknès venait de stopper. Nous pensions tous : «Nous sommes arraisonnés».

Une interruption de la mitraillade nous entretint un quart de minute dans cette idée. Mais comme j'arrivais sur le pont, l'arrosage reprit. On voyait le départ et les trajectoires des balles traçantes, bien distinctes, et qui semblaient arriver lentement vers nous. La silhouette d'une vedette lance-torpilles se devinait vaguement dans la nuit. Un bâtiment allemand, si près de la côte anglaise. C'en était un, mais nous n'en étions pas encore sûrs. Nous redescendîmes dans la coursive. Nous étions tous là, fort mécontents, dans la situation la plus désagréable qui soit, celle du gibier exposé sans défense aux coups du chasseur. Notre attente dura une ou deux minutes, pendant lesquelles la mitrailleuse tirait toujours.

« Cet imbécile n'a plus qu'à nous torpiller, dit quelqu'un. Ce sera complet ». Il avait à peine achevé qu'une secousse ébranla le Meknès : la torpille venait de nous atteindre. D'un même mouvement, nous retournâmes vers l'échelle. Entre l'instant où la torpille atteignit le Meknès et celui ou le navire disparut de la surface de la mer, quatre minutes seulement devaient s'écouler.

Quand je tente de les reconstituer, ces quatre minutes, elles me paraissent longues.

Je gravis l'échelle avec l'intention de gagner le pont supérieur. A la hauteur du pont-promenade, un flot de marins me refoula :

- Inutile de monter, on affale les embarcations.

Je vis en effet descendre un canot, en même temps que j'entendis la voix d'un officier du bord :

- Il faut quelqu'un là-dedans tout de suite pour faire armer les avirons et asseoir les gens.

Je sautai dans le canot, en même temps que deux matelots. A ce moment, le garant du bossoir avant fut largué et l'embarcation, lâchée, piqua verticalement, je tombai avec elle, accomplissant le plus bel exploit de ma médiocre carrière de plongeur. Quand j'émergeai, je vis que je me trouvais tout contre la muraille du navire, exactement sous une autre embarcation qui commençait à descendre. Situation peu encourageante.

Je nageai vigoureusement pour m'écarter ; je vis un canot qui flottait, j'allai vers lui, je m'y accrochai. un marin qui s'y trouvait déjà m'aida à m'y hisser.

Juste à ce moment, la lune apparut à l'horizon. A la même seconde, la lumière s'éteignit à bord du Meknès.

Le navire se dressait, l’avant vers le ciel. On entendit un bruit extraordinaire. Imaginez que vous preniez un immeuble gigantesque, un gratte-ciel, et que vous commenciez à l'incliner ; tout ce qui n’est pas fixe au plancher est précipité contre les murs. Sur le pont, une pile de radeaux écrasait un groupe de marins qui s’apprêtaient à se sauver avec. A la surface de la mer, d'autres radeaux flottaient, surchargés d’hommes. Essoufflés, ruisselants, nous aidions d’autres naufragés à se hisser dans notre canot.

La lune émergeait, éclairant cette nuit sinistre pleine de cris. La proue du Meknès pointa plus haut encore vers 1e ciel, puis s’arrêta. Nous pensâmes que c’était sa fin. Nous pensions, que c’était aussi probablement la nôtre : nous étions encore tout près du navire, nous allions être aspirés dans l'immersion. Un silence tragique s'établit lorsque l'arrière commença à s’enfoncer. Le ciel était clair, nous vîmes le Meknès arrêter son mouvement une seconde, s'abaisser un peu, glisser dans la mer. Il s’enfonça d'un seul coup, sans un remous, comme une épée. Nous pensâmes tous : «Bon navire »... Il n'y avait plus à la surface de la mer qu'une multitude en détresse agrippée à des radeaux, à des épaves, à des embarcations !

La nôtre était prévue pour 35 personnes. Nous y étions près de quatre-vingt. Le canot était à la limite de sa flottabilité, le plat-bord au ras de l'eau. A chaque lame l'eau embarquait, sans cesse d'autres naufragés venaient s’accrocher à notre canot. Nous étions entassés au point de ne pouvoir faire un geste. Et cependant, il nous apparaissait avec évidence que si nous ne vidions pas l'eau qui montait, nous n'aurions que quelques instants à flotter. Dans cet entassement, quelqu’un chercha et trouva le seau réglementaire. Comment nous pûmes nous serrer encore plus pour permettre d'organiser, au milieu du canot, l'écopage de l'eau embarquée, voilà qui m'apparaît encore comme un miracle.

Nous accomplîmes un autre tour de force, qui fut d'armer une paire d'avirons. Trouver les « darnes », les mettre en place, dégager les avirons, les armer, tout cela dans la nuit, alors que nous pouvions à peine bouger un membre, alors que nous débordions de toutes parts hors du canot, et que nous ne 'pouvions, sous peine de couler, interrompre une seconde l'écopage, cela nous prit bien une demi-heure. La lune montait toujours, nous voyions d'autres embarcations comme la nôtre surchargées, effrayantes. Heureusement, nous ne voyions pas la nôtre.

- La terre est là, tout près ! s'écria un homme.

- Oui, oui, c'est la terre, allons-y ! répondirent d'autres voix.

Ce que ces hommes prenaient pour la terre était un nuage, juste à l'horizon. Il fallut leur faire entendre que nous étions à environ 25 miles de la côte et qu'avec notre unique paire d'avirons, notre seule ressource était de nous maintenir a peu près debout à la lame pour embarquer le moins possible.

- Au jour, ajoutai-je, nous serons certainement découverts par des avions anglais. On viendra alors nous chercher.

Et les heures passèrent, en vérité de tristes heures. J'étais presque hors de l'embarcation, une jambe pliée sous moi l'antre coincée à l'intérieur. Je sentais ainsi le niveau de l'eau monter dans le canot. Chaque lame qui déferlait sur le plat-bord nous trempait jusqu'à la poitrine. Nous réussîmes à attacher autour de l'embarcation, avec des ceintures, avec des bretelles, tous ceux qui venaient s'y accrocher. Je revois encore un vieux second-maître à cheveux blancs, épuisé, que j'avais peine à enlacer, et qui regardait le canot avec des yeux effrayés.

- Ne bougez pas trop, lieutenant, vous allez tous chavirer et nous serons fichus, me disait-il.

Heureusement, la mer n'était pas grosse. Nous apercevions les autres embarcations qui s'efforçaient aussi d'épauler la lame. Ce n'était pas commode, nous étions comme de lourds chalands inertes, comme des épaves...

L'un de nos rameurs poussa un cri et, soudain, nous restâmes tous terriblement silencieux. Le courant faisait dériver devant nous tous les objets plus légers que notre canot, ils nous dépassaient; nous ramions au milieu des morts. Ils étaient debout dans la mer, soutenus par leur brassière, la tête penchée en avant, les cheveux flottant devant le front.

Morts de congestion, sans doute. Nous les regardions, nous si précairement vivants, nous disant que peut-être dans une heure, nous dériverions ainsi à notre tour, debout dans la mer, la tête penchée en avant et ceux qui se maintenaient accrochés à notre barque se sentaient frôlés par ces morts à qui ils étaient déjà presque semblables, ils frémissaient. Nous leur tenions les mains pour les rassurer un peu.

A mesure que le temps passait, les embarcations s'éloignaient les unes des autres. « Si nous coulons, pensions-nous, c'est fini ». Le froid commençait à saisir les moins résistants ou ceux qui n'avaient pas le temps de se couvrir. Ils ne pouvaient s'empêcher de grelotter à haute voix, nous entendions claquer leurs dents. Quand le ciel blanchit, vers l'Est, à l'approche de l'aube, plusieurs moururent. Une légère brise se leva, pour nous glaciale. La mer commença à se creuser.

Je sentais à l'intérieur de l'embarcation, le long de ma jambe, l'eau qui montait. Une fois encore, nous pensâmes tous que c'était fini de nous pourtant, le jour vint, et nous flottions encore.

Le jour sur la mer déserte. Nous apercevions la côte au Nord-Est, mais loin, trop loin, pour notre seule paire d'avirons, pour nos forces épuisées. D'autres naufragés liés à l'embarcation étaient morts. Nous pensions : « S'il faut attendre longtemps encore... ». Le soleil se leva, nous sentions à peine sa chaleur.

Il était trop faible, nous trop glacés. Un peu avant sept heures, un marin qui se tenait debout a l'arrière de notre canot cria :

- Les gars, je vois un bateau !... l'île fumée !

Ce qui suit ressemble à tout ce qu'on lit dans les récits de naufrages. Le navire se précisait, nous tremblions qu'il ne nous vît pas, qu'il ne vînt pas vers nous.

- Il faut faire un signal.

Vous avez vu, sur des dessins humoristiques, des naufragés dressant un aviron au bout duquel flotte une chemise. Voilà ce que nous fîmes, avec beaucoup de peine. Mais les dessinateurs ne pensent pas que souvent la loque est trempée et ne flotte pas du tout. La nôtre pendait tristement le long de l'aviron.

- Heureusement, le navire grossissait toujours. Toutes les vingt secondes, quelqu'un demandait à celui qui se tenait debout :

- Tu le vois toujours ?

- Oui.

- Il grossit, il ne change pas de route ?

- Non, non, il vient vers nous.

- Tu es sûr qu'il vient vers nous ?

- Oui, oui, je crois que c'est un torpilleur.

En nous l'espoir naissait, la vie renaissait, comme une marée invincible.

Le torpilleur grossissait, grossissait, il venait à toute vitesse, nous voyions des moustaches d'écume à son étrave, nous vîmes la « White Ensign » à sa corne. Quand il arriva près de nous, il ralentit, stoppa, manoeuvra habilement pour virer sur son erre, tout contre nous. Les matelots anglais disposaient des échelles de corde le long du bord. Ils regardaient notre embarcation à demi-submergée, ils nous regardaient sans rien dire.

Ils nous aidèrent à grimper sur le pont. Nous ne sentions plus nos jambes, J'allais me présenter au Commandant, un jeune lieutenant de vaisseau.

- Avez-vous reçu un S.O.S. ? lui demandai-je.

- Oui, vers onze heures. Nous sommes venus une première fois à trois heures, ce matin, mais on n'y voyait pas assez pour vous repêcher. Voulez-vous aller vous sécher au carré ?

- Volontiers, merci.

J'allai d'abord au poste d'équipage, je vis qu'on distribuait de la soupe chaude aux marins naufragé. Au carré, je bus du thé et un verre de whisky. Je quittai mon pyjama, que je remplaçai par des plastrons de papier-journal, et je remontai sur le pont, j'allai me coller contre la cheminée. Cependant, le torpilleur recueillait d'autres naufragés. Trois autres torpilleurs s'occupaient aussi à ce sauvetage. Neuf cents marins furent rescapés. Quatre cent trente avaient trouvé la mort dans ce naufrage.

On pourrait épiloguer longuement sur les responsabilités du désastre. La situation militaire et politique, à l'époque, était trouble. Le gouvernement allemand, avait, paraît-il, accordé un délai d'un mois à partir de l'entrée en vigueur de l'armistice franco-allemand pour laisser passer les navires de rapatriement, et le Meknès avait appareillé après l'expiration de ce délai. Le fait que le paquebot naviguait tous feux allumés avec deux pavillons illuminés sur sa coque ne pouvait cependant laisser de doute sur son caractère pacifique. Le Commandant de la vedette allemande aurait pu aisément s'en convaincre en arraisonnant. A vingt miles de la côte anglaise, il préféra ne pas s'attarder, et lâcher sa torpille.

« J'imagine bien que les vedettes n'étaient pas confiées à des juristes scrupuleux, mais plutôt à des baroudeurs prêts à foncer en toute occasion. Le coup n'était tout de même pas très régulier. (1)"

Illustrations de A, HUKNKT (peintre officiel du département de la Marine)

(1) NOTE DE LA REDACTION DE NEPTUNIA (de l'époque) - Le 27 juillet le Bureau de presse officiel allemand publia la mise au point que voici : " Le Premier lord de l'Amirauté à déclaré à la Chambre des Communes qu'un navire de guerre allemand avait torpillé le vapeur français Meknès allant d'Angleterre en France avec 1 300 officiers et soldats français. D'après les déclarations d'Alexander ce transport aurait été annoncé au gouvernement français pour que celui-ci obtienne du Gouvernement allemand la sécurité du passage. Le navire aurait arboré le pavillon français; les couleurs auraient été également peintes sur la coque. Il est bien connu que l'Amirauté britannique a annoncé il y a quelque temps que l'Angleterre saisirait tous les navires de commerce français et les ferait naviguer sous pavillon anglais. Les navires français sur lesquels les équipages se mettraient à la disposition des Anglais conserveraient le pavillon français. A la suite de cette information officielle, le gouvernement allemand a fait savoir au gouvernement français par la Commission d'armistice, que l'Allemand,. a partir du 23 juillet, considérerait les navires de commerce navigant sous pavillon français comme des ennemis et que les navires de guerre allemands avaient reçu des ordres en conséquence. Des dispositions spéciales étaient prévues pour les navires qui navigueraient pour le compte du gouvernement français légal. D'après cela le devoir du gouvernement britannique aurait été d'avertir le gouvernement français des transports prévus et d'attendre une réponse indiquant si ce transport pouvait s'effectuer en sécurité. A cela il doit être expressément déclaré que le Gouvernement allemand n'a jamais eu connaissance d'une demande anglaise de cet ordre. Il n'y a pas le moindre doute que l'entière responsabilité de cet événement est supportée par le gouvernement britannique. Celui-ci a encore une fois sur la conscience la mort de soldats français, etc... PG

Extrait de Cols Bleus du 29 janvier 1983


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